Après un hiver qui a semblé interminable à beaucoup d’entre nous, le printemps est enfin de retour. Cette période marque l’éveil de la nature mais également celui de nos sens, souvent malmenés par un froid trop rigoureux. Les journées plus longues, le climat chaud et ensoleillé, sont propices à l’éclosion du désir. Elan empli d’ardeur pour les uns, exaltation romantique pour les autres, le désir revêt de multiples formes. Omniprésent dans les médias, le monde culturel ou artistique, il est absolument incontournable. Vecteur de rentabilité économique, on l’instrumentalise et le surexploite pour nous vendre un parfum, une boisson ou un véhicule. Tous les prétextes sont bons pour solliciter l’essence même de cette flamme dont l’énergie nous anime, nous fait déplacer des montagnes ou tout simplement perdre la tête. Que nous l’acceptions ou non, le désir inonde notre quotidien. A tel point qu’il se banalise et finit par s’éteindre, sacrifié sur l’autel du mercantilisme et de la rentabilité. Chronique d’une mort annoncée?
S’il fut un temps où la lame tranchante du désir s’affûtait à revers de patience, cette époque semble bel et bien révolue, étouffée par la société au sein de laquelle nous vivons; une sphère dominée par l’hyperconsumérisme de masse où tout va très vite, à l’instar d’une course effrénée dont chacun voudrait franchir la ligne d’arrivée avant les autres participants, sans même savoir ce qui l’attend au final. Il est normal que le monde change au fil du temps, et que cette mouvance entraine des bouleversements socio-culturels. Ainsi, les rapports hommes-femmes ont considérablement évolué depuis la seconde moitié du XXème siècle, et la révolution sexuelle ayant eu lieu dans les pays occidentaux à la fin des années soixante a remis en question le rôle de chacun, tant au niveau de la société que du couple. La femme, contrainte depuis des centaines d’années à la soumission envers l’homme régissant la cellule familiale (qu’il s’agisse du père ou du mari) s’est soudain trouvée propulsée dans une arène où elle était enfin libre de disposer de son corps et de sa vie, déverrouillant un à un les tabous qui la cantonnaient aux rôles d’épouse et de mère. Un nouveau chapitre s’est alors ouvert, et le sexe dit faible a pu revendiquer sans honte son droit au désir ainsi qu’au plaisir. Cette «libération» féminine n’a cependant pas été sans conséquences.
L’image de la femme moderne, affranchie de la plupart des interdits du passé, a commencé à susciter un vif intérêt de la part de toutes sortes d’industries. Pour quelle raison? Tout simplement parce qu’elle est porteuse de désir, et que dans l’esprit de chaque individu, le désir est le chemin qui mène droit au plaisir. La sexualité et l’argent sont deux constantes que l’on retrouve au centre de toutes les sociétés développées. Une locomotive puissante faisant tourner le monde depuis des lustres, mais dont le potentiel a été décuplé en l’espace d’une quarantaine d’années, pour le plus grand bonheur d’une multitude de secteurs professionnels allant de la publicité à l’univers de la pornographie sous toutes ses formes. Il faut susciter le désir, coûte que coûte. La recette demeure invariablement la même: neuf fois sur dix, on met en avant le profil d’une femme sensuelle et libérée, totalement décomplexée par rapport à son corps et à ses envies, qu’elle n’hésite pas à exprimer ouvertement. L’explosion de l’industrie pornographique témoigne de l’ampleur et surtout de l’uniformisation de ce phénomène qui consiste à créer une véritable surenchère autour du désir. La femme libérée (re)devient alors femme-objet et se contraint à une nouvelle forme d’assujettissement dans le but de satisfaire des consommateurs avides de sensations. La frontière entre envie et désir devient extrêmement ténue, entraînant une perte de repères.
Ce qui pouvait apparaitre comme choquant il y a une trentaine, voire seulement une quinzaine d’années, est largement toléré à l’heure actuelle, voire intégré dans les mœurs du grand public. Lorsque des scènes de nature pornographique sont visionnées par des adultes conscients de leur caractère fictif, elles constituent une forme de divertissement ponctuel et demeurent sans incidence tant qu’elles n’entrent pas dans un cadre addictif. En revanche, pour des adolescents et des jeunes dont la personnalité et la sexualité sont encore en construction, la pornographie peut avoir des conséquences graves dans la mesure où, étant généralement leur seul repère, elle constitue un modèle, un exemple à suivre. Or ce type de fiction, qui présente une sexualité formatée visant une certaine cible de spectateurs, n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. Notre monde est bien plus complexe, diversifié et remarquable que la bulle étroite et cloisonnée à laquelle l’industrie du sexe le réduit. Mettre en scène une gamme étendue de fantasmes masculins et en faire naître de nouveaux pour propulser les ventes, telle est la vocation de ces films qui ne laissent aucune place aux sentiments ou au désir. Car le désir se nourrit de différents ingrédients dont l’attente, et l’émotion. Attendre, c’est faire monter la tension; laisser le désir nous envahir peu à peu jusqu’à ce qu’il s’empare totalement de notre être et nous fasse chavirer. Lorsque l’émotion se mêle à la fièvre de l’attente, il est possible d’atteindre un état quasi extatique induit par la puissance du désir. Les productions pornographiques se démarquent nettement de cet état de grâce. Elles se contentent de mettre en relief la soumission et la performance, nous livrant du «trash sex» résultant d’une simple pulsion, comparable à une fringale subite qui serait assouvie en ingurgitant une préparation bas de gamme dans une chaîne de restauration rapide. Les images sont crues, dénuées d’émotion, au point que certaines s’apparentent d’avantage à l’étal d’un boucher qu’à une glorification des corps, tant elles réduisent l’être humain à l’état de vulgaires organes, à l’opposé de ce que des artistes comme Michel-Ange ou Botticelli ont pu montrer à travers leurs représentations de la nudité. En ce sens, la pornographie nous rapproche d’avantage de l’animal soumis à des périodes de rut que de l’Homme civilisé cultivant la séduction comme un langage à part entière, et l’érotisme comme un art. Au lieu d’être dépeinte comme la célébration d’une fusion charnelle et spirituelle, cette vision de la sexualité la rabaisse profondément.
Dans la majorité des pays industrialisés, la surabondance de références renvoyant directement au corps et à la sexualité est absolument inévitable. Cette saturation, en grande partie responsable de l’érosion du désir, constitue l’un des grands maux de notre époque, à la base de nombreuses incompréhensions et frustrations; c’est également l’ennemi majeur de la vie affective et sexuelle. A trop vouloir provoquer le désir, on finit par l’étouffer. Le mets le plus savoureux nous conduirait à l’écoeurement si nous le consommions de façon excessive et récurrente. Il en résulterait même un dégoût si nous l’avalions à toute vitesse, sans prendre le temps de l’apprécier, de le déguster, d’en découvrir l’éventail des arômes les plus subtils…. Cette comparaison est certes simpliste, mais il en va de même en ce qui concerne le désir. Un individu, homme ou femme, n’est pas un produit de consommation que l’on utilise et dont on se débarrasse après emploi comme on le ferait avec un accessoire jetable. Nous avons tous une histoire qui nous est propre, une sensibilité et des sentiments uniques. Or le monde d’aujourd’hui, où vitesse et performance sont devenues des valeurs absolues, a tendance à dénaturer notre vie personnelle, y compris dans ses recoins les plus intimes. Très souvent, les relations se nouent et se rompent rapidement, avant même que le désir ait pu investir les esprits et les corps. La course contre la montre nous fait régulièrement passer à côté de l’essentiel. Alors qu’il faudrait prendre tout le temps de découvrir l’autre, tant sur un plan intellectuel que physique, la plupart des personnes sombrent dans la précipitation et se contentent de bien peu, ne laissant pas le désir se développer et s’épanouir, à l’image d’une fleur qui ouvrirait ses pétales petit à petit. Les cinq sens nous octroyant la possibilité de nous ouvrir pleinement sur le monde sont également destinés à partir à la découverte de l’autre, à conquérir le continent inexploré qu’il représente, un univers complexe constitué d’innombrables facettes. Encore faut-il savoir les utiliser.
Le désir a également besoin de mystère pour croître. Une surexposition de soi au sens propre comme au sens figuré nuit à ce voile recouvrant l’inconnu, et que l’on a envie d’ôter délicatement afin de mettre à jour ce qu’il cache. En prenant soin de ne pas brûler les étapes, on cultive le mystère et attise le désir. Une femme partiellement dévêtue sera infiniment plus désirable et sensuelle en se nimbant de mystère plutôt qu’en exposant sa nudité au grand jour; en révélant toute son intimité de façon brutale, sans la moindre nuance, celui qui la contemple n’aurait plus envie de laisser son esprit vagabonder au fil de ses courbes. Le mystère stimule l’imagination, condition sine qua non à l’épanouissement du désir. Malheureusement, nos contemporains ont tendance à devenir relativement paresseux, probablement du fait des conséquences d’une vie matérielle leur offrant d’innombrables commodités au sens pratique. Ce phénomène, qui consiste à en faire de moins en moins, semble envahir notre vie courante, s’incrustant jusqu’aux tréfonds de l’intime. Le manque de temps induit par des calendriers surchargés n’arrange rien. Souvent, les hommes et les femmes se limitent à un minimum d’efforts pour séduire, préférant se contenter de conquêtes faciles, interchangeables, exigeant un investissement personnel moindre. Lorsque l’imagination est en berne, le désir se trouve inhibé et le processus relationnel compromis; pourtant, rien n’est plus stimulant que cette incroyable faculté dont nous disposons tous et que nous pouvons faire évoluer au gré de nos envies. Mais là encore, il faut s’investir. L’imagination nous apporte de l’originalité, un grain de folie qui constitue le piment de toute relation et de notre existence en général. Elle nous permet de lutter contre la monotonie et de faire tomber les barrières de la standardisation.
Il ne tient qu’à nous de faire naître et entretenir la flamme du désir, ciment relationnel indispensable à un couple. La société de consommation qui est la nôtre fait que nous voulons tout obtenir, le plus rapidement possible, car les objets de notre convoitise semblent à portée de main. Mais le désir est autre. Il relève exclusivement de ce qui a trait à l’humain et se distingue du domaine matériel; c’est cette confusion qui nous égare. En prenant le temps de partir à la découverte de son partenaire sans se plier aux pressions du monde extérieur ou aux phénomènes de mode, en se respectant soi-même et en respectant la personne qui se trouve face à nous, il est possible de créer un climat propice à l’éveil du désir dont les routes peuvent mener vers les plus belles destinations, y compris celle de l’amour.