dimanche 15 juillet 2012

SERGE LUTENS, L'ALCHIMISTE DES SENS




Magicien des senteurs qu’il fait fusionner avec la maestria des plus grands compositeurs, Serge Lutens est bien plus qu’un parfumeur de renom. Artiste aux multiples talents, il possède ce don remarquable permettant de donner une âme à ses créations qui ne peuvent être comparées à nulles autres tant elles sont singulières. Rencontre avec un être rare qui m'a ouvert les portes de son univers envoûtant situé au cœur du Palais Royal, à Paris.    







Monsieur Lutens, vous êtes connu du public pour être à la fois un grand créateur de parfums et de maquillage; vous avez également réalisé des films dont certains ont été récompensés par les prix les plus prestigieux. Comment vous définiriez-vous?

Je me définirais comme un être déterminé par le féminin. En ce qui concerne les choix qui m’ont mené là où j’en suis, ils ne sont pas vraiment conscients; on ne connait pas ses choix, on les reconnait, car ils se font savoir dès l’adolescence, ce qui est toujours un choc. C’est à ce moment de la vie que l’on découvre le résultat de ce choix que l’on ignore encore. Tout au long de notre existence, nous nous trouverons face à ce qui est en fait une conséquence de nous-mêmes.

Quel est le fil d’Ariane reliant les différents univers dans lesquels vous naviguez avec autant d'aisance depuis vos débuts?

Le féminin, choix originel. C’est ce qui permet à l’homme de créer. Chez la femme, c’est le contraire. Mais il est néfaste de s’enfermer dans des définitions, les étiquettes pétrifient l’individu.  

Le milieu de la cosmétologie et de la parfumerie est dominé par des ingénieurs et des chercheurs. En tant qu’artiste évoluant au centre d’une sphère particulièrement cartésienne, comment votre créativité et votre sensibilité parviennent-elles à donner une dimension quasi poétique à des produits comme le parfum et le maquillage? 

Nous sommes tous la «matière» de quelque chose et constituons le sujet de notre matière. Il est important de prendre en considération la définition, le choix initial, mais nous sommes déterminés par les domaines que nous abordons et qui vont nous modeler à partir du moment où nous entreprenons une action. Quelqu’un qui aime ce que vous faîtes se retrouve dans ce que vous créez. Quand je crée un parfum, je me trouve face à la mise en place des essences, mais ces essences ne vont plus m’appartenir. Un parfum digne de ce nom se compose de différentes essences de qualité. Ces dernières se déplacent et vous conduisent vers des chemins inconnus. Dans toute forme de création, il y a une part masculine et une part féminine, une part active et une part passive. C’est ce qui en constitue le fondement.

Vous serait-il possible de décrire le processus vous permettant de traduire une émotion sous forme de fragrance?

Le processus est le même en ce qui concerne les mots, les couleurs…. Il y a une notion qui vous échappe, qui est plus forte que vous. Nous sommes soumis à la matière, à la technique et à différents paramètres qui nous prennent sous leur emprise. Sans pour autant quitter le sujet sur lequel nous nous penchons, à un moment donné nous faisons preuve d’un relatif abandon qui permettra à la matière (peinture, écriture, essences…..) de s’exprimer pleinement. Lorsque les gens choisissent un parfum, ils choisissent une partie d’eux-mêmes faisant qu’ils se reconnaissent en lui. Il y a donc une certaine forme de ressemblance entre ce qu’ils sont et ce que je suis, du moins ce que je pense être au moment où je crée; ce qui demeure momentané car je passe très vite à autre chose.

Si vous deviez choisir une senteur afin d’exprimer l’amour, quelle serait-elle?

Je répondrais le non-choix. La passion vous conduit et fait qu’il devient très difficile de conserver son « quant à soi». On se perd et on se retrouve. Des gens de tous âges et de toutes sensibilités se retrouvent autour du parfum et de ce discours, qui à mes yeux, peut être qualifié d’originel car il va au-delà du temps. Dans mes créations je parle de moi, d’eux, et ils se retrouvent à travers l’histoire que je raconte, ce que j’exprime… On n’a jamais autant parlé de sensualité alors que nous vivons dans une société glaciale qui se force à afficher en permanence un bonheur feint par rapport auquel on ne peut que ressentir une terrible frustration.    

Au cours des dernières décennies, les produits cosmétiques ont considérablement évolué. Selon vous, que réservera l'avenir en matière de maquillage? Peut-on s'attendre à des innovations révolutionnaires?

Ce qui m’intéresse avant tout dans le maquillage est la manifestation d’une expression, d’une émotion. Au lieu de penser à l’avenir, je préfère me concentrer sur l’instant présent. Sur un plan technique, toutes les évolutions imaginables sont possibles du fait des incroyables avancées scientifiques auxquelles nous assistons.    

L’emploi des fleurs naturelles en parfumerie engendre des coûts de production particulièrement élevés; de ce fait, les molécules de synthèse sont employées de plus en plus fréquemment. Ces dernières permettent-elles de créer les répliques exactes des essences florales issues de la nature?

Il existe plusieurs types de synthèses. On peut évoquer la synthèse totalement artificielle qui recompose une odeur uniquement à partir d’éléments chimiques. Il y a également des synthèses qui remontent certaines pistes moléculaires originelles et parviennent à donner, au final, des résultats relativement naturels que la science permet d’analyser. Un parfum de synthèse peut être beaucoup plus onéreux qu’un parfum naturel, celui-ci n’étant pas forcément synonyme de qualité. On trouve aujourd’hui des éléments de synthèse absolument remarquables. Il est techniquement possible de réaliser un parfum entièrement synthétique. Cependant, il exaltera exactement les mêmes effluves d’une peau à une autre, alors que ce qui fait la qualité d’un parfum est justement son caractère unique dans le sens où il dégagera une impression différente sur chaque épiderme. C’est le PH cutané qui fait l’originalité d’un parfum une fois porté. La peau est vivante, elle évolue en fonction de nous, de nos émotions fondamentales. Si aucun élément naturel n’entre en jeu dans un parfum, il perdra toute sa personnalisation, ce qui, selon moi, est la pire des choses car le parfum en question n’aura plus de sens. Il y a du mystère dans le caractère organique des parfums. Même la science ne parvient pas à dévoiler ce secret; les appareils d’analyse et de mesure les plus perfectionnés sont souvent sans réponse face aux matières organiques alors qu’ils identifient systématiquement les molécules chimiques.            

Y a-t-il des projets vous tenant à cœur et que vous n’avez pas encore pu concrétiser à ce jour? Vers quelles perspectives d’avenir aimeriez-vous vous orienter?

Tout au long de mon existence, j’ai l’impression de n’avoir vécu que pour me mettre en mots. J’aimerais me consacrer à l’écriture, c’est ce qui pourrait apporter à ma vie le «quelque chose» m’octroyant la possibilité de «passer le pas» au sens propre comme au sens figuré: le pas grâce auquel on avance, et le pas au sens de la négation. Je souhaite être en mesure d’aller au-delà de ce «pas» synonyme de refus que j’ai toujours placé devant moi.







jeudi 8 mars 2012

LE PRINTEMPS DU DESIR



Après un hiver qui a semblé interminable à beaucoup d’entre nous, le printemps est enfin de retour. Cette période marque l’éveil de la nature mais également celui de nos sens, souvent malmenés par un froid trop rigoureux. Les journées plus longues, le climat chaud et ensoleillé, sont propices à l’éclosion du désir. Elan empli d’ardeur pour les uns, exaltation romantique pour les autres, le désir revêt de multiples formes. Omniprésent dans les médias, le monde culturel ou artistique, il est absolument incontournable. Vecteur de rentabilité économique, on l’instrumentalise et le surexploite pour nous vendre un parfum, une boisson ou un véhicule. Tous les prétextes sont bons pour solliciter l’essence même de cette flamme dont l’énergie nous anime, nous fait déplacer des montagnes ou tout simplement perdre la tête. Que nous l’acceptions ou non, le désir inonde notre quotidien. A tel point qu’il se banalise et finit par s’éteindre, sacrifié sur l’autel du mercantilisme et de la rentabilité. Chronique d’une mort annoncée?

S’il fut un temps où la lame tranchante du désir s’affûtait à revers de patience, cette époque semble bel et bien révolue, étouffée par la société au sein de laquelle nous vivons; une sphère dominée par l’hyperconsumérisme de masse où tout va très vite, à l’instar d’une course effrénée dont chacun voudrait franchir la ligne d’arrivée avant les autres participants, sans même savoir ce qui l’attend au final. Il est normal que le monde change au fil du temps, et que cette mouvance entraine des bouleversements socio-culturels. Ainsi, les rapports hommes-femmes ont considérablement évolué depuis la seconde moitié du XXème siècle, et la révolution sexuelle ayant eu lieu dans les pays occidentaux à la fin des années soixante a remis en question le rôle de chacun, tant au niveau de la société que du couple. La femme, contrainte depuis des centaines d’années à la soumission envers l’homme régissant la cellule familiale (qu’il s’agisse du père ou du mari) s’est soudain trouvée propulsée dans une arène où elle était enfin libre de disposer de son corps et de sa vie, déverrouillant un à un les tabous qui la cantonnaient aux rôles d’épouse et de mère. Un nouveau chapitre s’est alors ouvert, et le sexe dit faible a pu revendiquer sans honte son droit au désir ainsi qu’au plaisir. Cette «libération» féminine n’a cependant pas été sans conséquences.

L’image de la femme moderne, affranchie de la plupart des interdits du passé, a commencé à susciter un vif intérêt de la part de toutes sortes d’industries. Pour quelle raison? Tout simplement parce qu’elle est porteuse de désir, et que dans l’esprit de chaque individu, le désir est le chemin qui mène droit au plaisir. La sexualité et l’argent sont deux constantes que l’on retrouve au centre de toutes les sociétés développées. Une locomotive puissante faisant tourner le monde depuis des lustres, mais dont le potentiel a été décuplé en l’espace d’une quarantaine d’années, pour le plus grand bonheur d’une multitude de secteurs professionnels allant de la publicité à l’univers de la pornographie sous toutes ses formes. Il faut susciter le désir, coûte que coûte. La recette demeure invariablement la même: neuf fois sur dix, on met en avant le profil d’une femme sensuelle et libérée, totalement décomplexée par rapport à son corps et à ses envies, qu’elle n’hésite pas à exprimer ouvertement. L’explosion de l’industrie pornographique témoigne de l’ampleur et surtout de l’uniformisation de ce phénomène qui consiste à créer une véritable surenchère autour du désir. La femme libérée (re)devient alors femme-objet et se contraint à une nouvelle forme d’assujettissement dans le but de satisfaire des consommateurs avides de sensations. La frontière entre envie et désir devient extrêmement ténue, entraînant une perte de repères.

Ce qui pouvait apparaitre comme choquant il y a une trentaine, voire seulement une quinzaine d’années, est largement toléré à l’heure actuelle, voire intégré dans les mœurs du grand public. Lorsque des scènes de nature pornographique sont visionnées par des adultes conscients de leur caractère fictif, elles constituent une forme de divertissement ponctuel et demeurent sans incidence tant qu’elles n’entrent pas dans un cadre addictif. En revanche, pour des adolescents et des jeunes dont la personnalité et la sexualité sont encore en construction, la pornographie peut avoir des conséquences graves dans la mesure où, étant généralement leur seul repère, elle constitue un modèle, un exemple à suivre. Or ce type de fiction, qui présente une sexualité formatée visant une certaine cible de spectateurs, n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. Notre monde est bien plus complexe, diversifié et remarquable que la bulle étroite et cloisonnée à laquelle l’industrie du sexe le réduit. Mettre en scène une gamme étendue de fantasmes masculins et en faire naître de nouveaux pour propulser les ventes, telle est la vocation de ces films qui ne laissent aucune place aux sentiments ou au désir. Car le désir se nourrit de différents ingrédients dont l’attente, et l’émotion. Attendre, c’est faire monter la tension; laisser le désir nous envahir peu à peu jusqu’à ce qu’il s’empare totalement de notre être et nous fasse chavirer. Lorsque l’émotion se mêle à la fièvre de l’attente, il est possible d’atteindre un état quasi extatique induit par la puissance du désir. Les productions pornographiques se démarquent nettement de cet état de grâce. Elles se contentent de mettre en relief la soumission et la performance, nous livrant du «trash sex» résultant d’une simple pulsion, comparable à une fringale subite qui serait assouvie en ingurgitant une préparation bas de gamme dans une chaîne de restauration rapide. Les images sont crues, dénuées d’émotion, au point que certaines s’apparentent d’avantage à l’étal d’un boucher qu’à une glorification des corps, tant elles réduisent l’être humain à l’état de vulgaires organes, à l’opposé de ce que des artistes comme Michel-Ange ou Botticelli ont pu montrer à travers leurs représentations de la nudité. En ce sens, la pornographie nous rapproche d’avantage de l’animal soumis à des périodes de rut que de l’Homme civilisé cultivant la séduction comme un langage à part entière, et l’érotisme comme un art. Au lieu d’être dépeinte comme la célébration d’une fusion charnelle et spirituelle, cette vision de la sexualité la rabaisse profondément.

Dans la majorité des pays industrialisés, la surabondance de références renvoyant directement au corps et à la sexualité est absolument inévitable. Cette saturation, en grande partie responsable de l’érosion du désir, constitue l’un des grands maux de notre époque, à la base de nombreuses incompréhensions et frustrations; c’est également l’ennemi majeur de la vie affective et sexuelle. A trop vouloir provoquer le désir, on finit par l’étouffer. Le mets le plus savoureux nous conduirait à l’écoeurement si nous le consommions de façon excessive et récurrente. Il en résulterait même un dégoût si nous l’avalions à toute vitesse, sans prendre le temps de l’apprécier, de le déguster, d’en découvrir l’éventail des arômes les plus subtils…. Cette comparaison est certes simpliste, mais il en va de même en ce qui concerne le désir. Un individu, homme ou femme, n’est pas un produit de consommation que l’on utilise et dont on se débarrasse après emploi comme on le ferait avec un accessoire jetable. Nous avons tous une histoire qui nous est propre, une sensibilité et des sentiments uniques. Or le monde d’aujourd’hui, où vitesse et performance sont devenues des valeurs absolues, a tendance à dénaturer notre vie personnelle, y compris dans ses recoins les plus intimes. Très souvent, les relations se nouent et se rompent rapidement, avant même que le désir ait pu investir les esprits et les corps. La course contre la montre nous fait régulièrement passer à côté de l’essentiel. Alors qu’il faudrait prendre tout le temps de découvrir l’autre, tant sur un plan intellectuel que physique, la plupart des personnes sombrent dans la précipitation et se contentent de bien peu, ne laissant pas le désir se développer et s’épanouir, à l’image d’une fleur qui ouvrirait ses pétales petit à petit. Les cinq sens nous octroyant la possibilité de nous ouvrir pleinement sur le monde sont également destinés à partir à la découverte de l’autre, à conquérir le continent inexploré qu’il représente, un univers complexe constitué d’innombrables facettes. Encore faut-il savoir les utiliser.

Le désir a également besoin de mystère pour croître. Une surexposition de soi au sens propre comme au sens figuré nuit à ce voile recouvrant l’inconnu, et que l’on a envie d’ôter délicatement afin de mettre à jour ce qu’il cache. En prenant soin de ne pas brûler les étapes, on cultive le mystère et attise le désir. Une femme partiellement dévêtue sera infiniment plus désirable et sensuelle en se nimbant de mystère plutôt qu’en exposant sa nudité au grand jour; en révélant toute son intimité de façon brutale, sans la moindre nuance, celui qui la contemple n’aurait plus envie de laisser son esprit vagabonder au fil de ses courbes. Le mystère stimule l’imagination, condition sine qua non à l’épanouissement du désir. Malheureusement, nos contemporains ont tendance à devenir relativement paresseux, probablement du fait des conséquences d’une vie matérielle leur offrant d’innombrables commodités au sens pratique. Ce phénomène, qui consiste à en faire de moins en moins, semble envahir notre vie courante, s’incrustant jusqu’aux tréfonds de l’intime. Le manque de temps induit par des calendriers surchargés n’arrange rien. Souvent, les hommes et les femmes se limitent à un minimum d’efforts pour séduire, préférant se contenter de conquêtes faciles, interchangeables, exigeant un investissement personnel moindre. Lorsque l’imagination est en berne, le désir se trouve inhibé et le processus relationnel compromis; pourtant, rien n’est plus stimulant que cette incroyable faculté dont nous disposons tous et que nous pouvons faire évoluer au gré de nos envies. Mais là encore, il faut s’investir. L’imagination nous apporte de l’originalité, un grain de folie qui constitue le piment de toute relation et de notre existence en général. Elle nous permet de lutter contre la monotonie et de faire tomber les barrières de la standardisation.  

Il ne tient qu’à nous de faire naître et entretenir la flamme du désir, ciment relationnel indispensable à un couple. La société de consommation qui est la nôtre fait que nous voulons tout obtenir, le plus rapidement possible, car les objets de notre convoitise semblent à portée de main. Mais le désir est autre. Il relève exclusivement de ce qui a trait à l’humain et se distingue du domaine matériel; c’est cette confusion qui nous égare. En prenant le temps de partir à la découverte de son partenaire sans se plier aux pressions du monde extérieur ou aux phénomènes de mode, en se respectant soi-même et en respectant la personne qui se trouve face à nous, il est possible de créer un climat propice à l’éveil du désir dont les routes peuvent mener vers les plus belles destinations, y compris celle de l’amour.