Ora-Ïto. Ce nom à la consonance énigmatique
évoque à lui seul tout un univers, celui d’un véritable génie créatif ayant
révolutionné le design à travers ses créations intemporelles. Six lettres
formant une signature mais également un prestigieux label que les plus grandes
marques de la planète s’arrachent, de Guerlain à Christofle, en passant par
Roche Bobois, Kenzo, Adidas, ou Toyota. Rien ne semble pouvoir arrêter Ora-Ïto
dans son extraordinaire ascension. Rencontre avec un créateur passionné qui
construit son quotidien en faisant de ses rêves une réalité.
Ora-Ïto, votre réputation vous précède et vous êtes connu dans le monde
entier. Comment définissez-vous votre identité artistique?
Bien que dans ce métier nous ayons tous un côté «artiste», je suis avant
tout un designer. Ce que je crée est soumis à des contraintes industrielles,
commerciales, et est voué à être vendu. L’ensemble de ces contraintes m’amène à
devoir trouver des réponses à différentes problématiques. Plus les contraintes
sont nombreuses, plus je suis poussé à être créatif.
Vos débuts ont été marqués par une rencontre avec le créateur Roger Vivier, figure majeure de la mode du XXème siècle, avec qui vous avez collaboré peu avant sa disparition. Que vous a inspiré Monsieur Vivier?
Son travail reflétait une grande modernité. A mes yeux on distingue, à
différente échelle, certaines notions d’architecture dans une chaussure.
Retrouver dans un petit objet comme le soulier des paramètres relevant de ce
qui est architectural mais aussi structural (par rapport à la tenue du pied)
m’a intéressé. Lors de mes débuts à l’âge de dix-huit ans, j’ai eu la chance de
rencontrer Roger Vivier et de lui proposer spontanément de travailler autour de
ce qu’il avait élaboré. A cette occasion, il m’a octroyé la possibilité de
projeter ma propre vision autour de ses créations. C’est ainsi qu’est née une
paire d’escarpins qui fut ma première réalisation en 3D et a marqué le
démarrage de ma carrière.
Quel regard portez-vous sur la mode en tant que designer?
J’entretiens un rapport relativement lointain avec la mode, même s’il
m’arrive de collaborer avec de célèbres griffes. Dans le cadre de l’industrie
textile proprement dite, le fait de proposer un renouveau régulier des
tendances et des collections tous les six mois ne m’intéresse pas réellement.
Selon moi, l’un des dangers menaçant actuellement le design est qu’il commence
à ressembler à la mode dans le sens où apparaissent des cycles de
renouvellement de plus en plus rapprochés. Lorsqu’il s’agit de textile cela n’a
pas de conséquences majeures, mais à partir du moment où la matière est
concernée, un tel cas de figure peut devenir problématique, notamment en termes
de pollution. J’aime rester intemporel dans mes créations en mettant au point
des objets qui s’inscriront dans le long terme: quinze, vingt ans ou plus
encore.
De par leur singularité et leur caractère novateur, vos créations ont
bouleversé l’univers du design. Cependant, contrairement à certains de vos
confrères, il vous est déjà arrivé de rendre votre travail accessible au grand
public. Comment naviguez-vous avec autant de souplesse entre l’univers du luxe
et, occasionnellement, une sphère commerciale accessible à tous?
Il y a eu au cours de ma carrière des «aventures» s’articulant autour de
produits pas chers à la portée du plus grand nombre, mais la plupart de mes
créations appartiennent au domaine du luxe; je songe notamment à mes
collaborations avec des marques prestigieuses comme Guerlain, Christofle,
Pucci… J’estime qu’il est important de bien choisir les entreprises et les
personnes avec lesquelles on s’associe autour d’un projet.
Vous évoquez régulièrement la notion de «simplexité» lorsque vous vous
référez à vos réalisations. Que définit ce concept?
La simplexité consiste à rendre simple ce qui est complexe. J’essaie
toujours de simplifier au maximum ce que je fais, mon objectif est de donner
une impression d’apparente simplicité derrière laquelle il y a en fait
énormément de travail et souvent beaucoup de complexité. Ce qui m’intéresse
dans chacun des objets que je crée est la notion d’absolu, j’aspire à atteindre
une forme de perfection dans la mesure du possible.
Vos talents sont sollicités en permanence. Pouvez-vous évoquer les
derniers projets auxquels vous vous êtes consacré?
Ils sont nombreux! Pour en citer quelques-uns: la boutique Lancaster,
une collection de meubles pour Roche Bobois, l’aire de la Chaponne, une
collection pour Scavolini (le leader européen de la cuisine), l’aménagement de
la galerie commerçante des Trois Quartiers Place de la Madeleine à Paris…. Sans
oublier l’Hôtel O, ma première expérience en tant que designer d’un
établissement hôtelier. L’Hôtel O compte en son sein 30 chambres; il a fallu
tenir compte de la taille relativement petite de chacune d’entre elles. Cette
contrainte a suscité mon intérêt car j’ai dû travailler sur une architecture
intégrant différents éléments dans un espace réduit. L’équilibre repose aussi
sur les teintes déclinant harmonieusement le cercle chromatique; par ailleurs,
un coloris différent a été choisi pour la décoration de chaque chambre. Les
matières jouent avec les courbes fluides ainsi que les reliefs mis en valeur
par un éclairage propice à la détente. La technologie est quant à elle
omniprésente dans l’Hôtel O, favorisant la communication et le
divertissement.
J’aimerais également mentionner l’ouverture de mon centre d’art, le
MAMO, qui aura lieu le 8 juin 2013 à Marseille. Il s’agit d’un projet personnel
auquel je tiens particulièrement.
Au début de votre carrière, lorsque vous avez présenté sur internet des
créations entièrement virtuelles portant la griffe de grandes marques
internationales, la 3D vous a permis de matérialiser vos idées et de les
présenter au monde entier qui a immédiatement été captivé par votre travail. Y
a-t-il des réalisations dans lesquelles vous aimeriez vous lancer aujourd’hui
sans toutefois y parvenir, faute de moyens technologiques suffisamment pointus?
Je suis toujours en quête de nouvelles propriétés au niveau des
matières, de la technologie, de l’ingénierie... J’emploie les meilleurs
matériaux existant sur le marché, il m’arrive même d’en détourner d’une
industrie à une autre… En ce qui concerne les nouveaux outils, je vais utiliser
la stéréolithographie, imprimante 3D permettant de concevoir un prototype à
partir d’un fichier informatique. Travailler avec différentes industries
appartenant à des domaines distincts me permet d’être à l’affût de toutes les
nouveautés aussi bien dans l’aéronautique, l’automobile, l’électronique, le
bâtiment, le mobilier…. J’aimerais concevoir une voiture Ora-Ïto, qui serait
bien entendu un véhicule électrique. C’est un projet sur lequel j’oeuvre pour
mon propre compte, indépendamment de ce que j’ai déjà pu faire pour Renault,
Peugeot, Citroën ou Toyota.
En ce début de XXIème siècle, quel regard portez-vous sur le monde par
rapport à votre activité de designer? Selon vous, notre époque qui repousse
toujours plus loin les limites scientifiques et développe sans cesse de
nouvelles technologies correspond-elle à une forme d’âge d’or?
Nous vivons une époque où tout va extrêmement vite. Les technologies
évoluent en permanence et à un rythme incroyable, il suffit de regarder
seulement dix ans en arrière pour s’en rendre compte. Aujourd’hui, on ne
construit plus à 90° mais à 360°; l’architecture témoigne de ces mutations: on
retrouve des formes organiques totalement fluides qui donnent l’impression de
se trouver à l’intérieur d’un corps, alors qu’auparavant nous vivions dans ce
qui pourrait être assimilé à des boîtes. Le monde est en train de changer très
rapidement, il faut toutefois rester vigilants face aux dérives pouvant
découler de toutes ces années de développement. Je pense qu’il sera nécessaire
de revenir à une certaine simplicité, d’aller d’avantage à l’essentiel. A mon
sens, le design doit demeurer une forme d’art destinée à s’inscrire dans le
long terme, et non se trouver emprisonné dans des tendances qui, par
définition, ne peuvent être que fugaces.
Si vous aviez la possibilité de réaliser un projet complètement fou,
sans aucune contrainte financière, technologique ou de limitation dans
l’espace, lequel serait-il?
Je rêve déjà beaucoup au quotidien et tente de donner vie aux fruits de
mon imagination, ainsi j’espère avoir la possibilité de réaliser les cinquante
prochains rêves que j’ai en stock; quoi qu’il en soit, même après cela, je sais
que j’en aurai de nouveaux qui leur succèderont. Un rêve ultime? Pourquoi pas
retrouver mes créations dans l’espace, elles s’y intègreraient parfaitement.
Cela représenterait un aboutissement par rapport à mon métier, à l’image que je
peux véhiculer à travers ma philosophie et mon univers, à l’époque dans
laquelle j’évolue…. C’est quelque chose que je serai amené à mettre en pratique
tôt ou tard. Je commence déjà à me consacrer à la création de bateaux,
d’avions…. Des vols dans l’espace sont en train de se mettre en place et je ne
serais pas surpris si dans le futur on venait me voir pour me demander de créer
l’intérieur d’une nacelle, par exemple, ou un hôtel sur la Lune voire plus
loin…! Ce type de projet m’intéresserait beaucoup et je pense qu’il
verra le jour de mon vivant.
Comment définiriez-vous le luxe?
Mon plus grand luxe, par rapport à mon métier, serait de jouir d’une
liberté totale tant dans le choix de mes projets que dans ma façon de les
traiter. Dans l’absolu, le luxe représente pour moi une histoire, un
savoir-faire et une légitimité. Il s’inscrit de génération en génération et
affirme son image par le biais d’une force grandissante. Pour perdurer, le luxe
doit savoir évoluer parallèlement à son temps et maîtriser avec la même aisance
les méthodes de travail ancestrales que les techniques ultra-modernes, et cela
sans jamais avoir peur de son époque. Il est nécessaire de jouer un rôle de
leader dans l’innovation, même si cette position nécessite une prise de
risques. Je pense qu’il faut être capable de perpétuer son histoire, et de se
construire en permanence pour être toujours à la pointe du progrès afin
d’asseoir sa légitimité dans le secteur d’activité où l’on évolue. Aux grandes
marques «polyvalentes» qui s’éparpillent dans différents domaines avec pour
seule intention de démocratiser le luxe, je préfère celles qui demeurent
concentrées sur une seule activité en employant des modes de fabrication qui
leur sont propres. Pour moi, c’est ce qui définit le luxe. Le
savoir-faire doit être peaufiné en permanence même si au final l’artisanat est
destiné à rejoindre la technologie, ce qui n’est absolument pas antinomique.
C’est de cette symbiose que peuvent naître des créations remarquables.